Dr. Samuel B.H. Faure, Associate Professor of Political Science and Director of International Relations at Sciences Po Saint-Germain (Cergy Paris University), Visiting Researcher at the Institute of European Studies at the Université libre de Bruxelles.

Les discussions sur une Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) étaient déjà en cours au début du 21ème siècle. Dix ans après l’annexion de la Crimée par la Russie et trois ans après le début de la guerre en Ukraine, les États membres de l’UE dépensent toujours moins d’un euro sur cinq (18 %) pour des armements produits en coopération européenne, et il n’y a que deux entreprises européennes intégrées sur le continent : Airbus et MBDA. Il en résulte, ainsi que l’indique le récent rapport Draghi, une dépendance militaro-industrielle aux États-Unis qui s’est accrue depuis 2022. Pourtant, pourquoi l’UE n’a-t-elle pas réussi à créer une BITDE jusqu’à présent ?

En Europe, le régime politique de l’industrie de la défense a produit deux types de préférences politico-industrielles, entraînant une fragmentation persistante de l’industrie de la défense sur le continent. Les États dotés d’une industrie de la défense forte et indépendante, tels que la France, mais aussi l’Italie, l’Allemagne et la Suède, ont tendance à valoriser leurs entreprises nationales : Dassault Aviation, Leonardo, Rheinmetall, Saad, entre autres. En revanche, les États qui ne peuvent pas compter sur un écosystème industriel développé à l’échelle nationale, comme l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, le Danemark, la Pologne et les Pays-Bas, par exemple, ont pris l’habitude politique d’importer des équipements, développés et produits généralement aux États-Unis. 

Ces deux « dépendances de trajectoire » se combinent souvent, limitant encore davantage la fenêtre d’opportunité et les préférences des États à choisir la coopération européenne et une BITDE intégrée pour armer l’Europe. Dans le secteur terrestre, la société allemande Krauss-Maffei Wegmann et la société française Nexter sont associées au consortium KNDS, qui reste toutefois faiblement intégré. En 2024, l’italienne Leonardo et l’allemande Rheinmetall ont fusionné leurs activités pour créer la coentreprise Leonardo Rheinmetall Military Vehicles (LRMV). Dans le secteur naval, le consortium Naviris réunit depuis 2020 la société française Naval Group et la société italienne Fincantieri. En 2021, le gouvernement français a bloqué l’acquisition de la société française STX par Fincantieri. En 2023, le gouvernement italien s’est même opposé à l’acquisition de Microtecnica par la société française Safran, avant de lever son veto en 2024. La guerre en Ukraine n’a pas (encore) produit de nouveaux champions européens de l’industrie de la défense.

Cette fragmentation de la BITDE a été renforcée par la gouvernance intergouvernementale des politiques militaro-industrielles au sein de l’UE. L’un des défis réside dans les relations interinstitutionnelles limitées et le manque de flux d’informations entre les services de la Commission européenne, les députés européens (MPE) et les représentants des États membres siégeant à l’Agence européenne de défense (AED). En outre, les difficultés bureaucratiques et politiques déjà en cours ont affaibli les efforts visant à consolider une politique industrielle de l’UE dans le secteur de la défense, malgré l’institutionnalisation du Fonds européen de la défense (FED) en 2021 dans le cadre du CFP 2021-2027 et la création de deux autres fonds budgétaires relativement plus modestes en 2023 (le règlement relatif au soutien à la production de munitions (ASAP) et l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA)).

Simultanément et en dehors de l’UE, des États européens, principalement mais pas exclusivement des États membres de l’UE, se sont engagés dans plusieurs programmes d’armement « majeurs » bilatéraux et minilatéraux tels que le char de combat du futur entre l’Allemagne et la France (Système principal de combat terrestre (MGCS)) et celui entre l’Italie et le Royaume-Uni (Programme mondial de combat aérien (GCAP)), l’avion de combat du futur entre l’Allemagne, la France et l’Espagne, projet dont la Belgique est membre observateur (Système de combat aérien du futur (SCAF)), et le drone militaire entre l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie (Système d’aéronef télépiloté (RPAS)) ou le projet de développement dans le domaine des drones terrestres (véhicules aériens sans pilote (UAVs)) partagé par l’Allemagne et le Royaume-Uni dans le cadre du récent accord de Trinity House. Toutefois, la communauté des experts s’accorde à dire que ces programmes d’armement ne sont pas encore « trop grands pour échouer ». En d’autres termes, l’hypothèse selon laquelle ces programmes d’armement échoueront et laisseront la place à des programmes nationaux et/ou à l’achat d’équipements militaires américains est à prendre au sérieux, en particulier dans un contexte de rigueur budgétaire et d’instabilité politique nationale en Europe.  

La nécessité de créer une BITDE s’est toutefois encore accrue après la réélection de Donald J. Trump à la présidence des États-Unis. Pourtant, le régime militaro-industriel européen continue de favoriser la dépendance à l’égard des entreprises nationales « par le bas », et à l’égard de l’industrie américaine « par le haut ». Si la rhétorique politique sur la priorité de construire une « autonomie stratégique », une « souveraineté européenne » et une « Europe géopolitique » est sincère, elle doit alors se traduire par des instruments politiques qui encouragent la conduite de programmes d’armement en coopération européenne, et la création de « champions européens » qui intégreraient la BITDE. L’intégration européenne de l’industrie de la défense nécessite un travail coordonné des services de la Commission européenne, des députés européens et des représentants des États membres au sein de l’AED. La création d’espaces institutionnels facilitant leur travail quotidien n’est pas un gadget technocratique, mais une condition essentielle à leur réussite. 

Dans ce contexte, les instruments politiques intergouvernementaux produisent des effets insuffisants et peuvent même être bloquants. Les représentants des États membres (chefs d’État et de gouvernement, ministres, diplomates) détiennent la clé pour sortir de l’impasse et comprendre que l’intégration de la BITDE n’est pas un jeu à somme nulle mais peut être un jeu à somme positive pour chacun d’entre eux. Leur soutien aux instruments politiques supranationaux tels que le succès de l’EDIP (programme européen pour l’industrie de la défense), l’augmentation du volume budgétaire du prochain CFP et, partant, du FED, et l’adoption du vote à la majorité qualifiée (VMQ) au sein du Conseil européen contribueraient tous à l’intégration de la BITDE. Le projet de traité instituant la Communauté européenne de défense pourrait constituer une autre voie appropriée pour l’intégration politique d’un « pouvoir étatique central ».