Dr. Eileen Keller, chercheuse principale à l’Institut franco-allemand (dfi)
Par rapport au projet d’une Communauté européenne de défense (CED), l’intégration de la défense européenne est restée largement en deçà des ambitions exprimées dans le traité de la CED au début des années 1950. La réalisation de progrès concret s’est avérée particulièrement difficile et il n’est pas aisé de faire des avancées significatives dans le cadre actuel de l’UE. Cependant, compléter les dispositions institutionnelles existantes en s’inspirant d’un format plus restrictif et d’un cadre juridique alternatif tels que proposés par le traité de la CED est une option pour aller de l’avant. Cette option peut être justifiée par des raisons à la fois pratiques et normatives.
D’un point de vue pratique, l’intégration européenne n’a en aucun cas été un processus homogène. En réalité, il s’agit d’une entité à plusieurs niveaux composée de cercles qui se chevauchent et qui sont constitués de compétences partagées diverses. Cela est vrai à la fois dans sa dimension interne entre les États membres, par exemple par le biais de dérogations comme pour la participation à la zone euro, et à l’extérieur, en incluant les non membres de l’UE dans les dispositions de l’UE comme c’est le cas pour la participation des pays tiers à l’espace Schengen, à la coopération en matière de recherche, à l’union douanière ou au marché intérieur. Les traités eux-mêmes prévoient la possibilité d’une différenciation interne sous la forme d’une coopération renforcée (Art. 20 du TUE) ou d’une coopération structurée permanente (CSP) dans le domaine de la défense (Art. 42 du TUE), établie en 2017, à condition que l’objectif soit d’approfondir l’intégration.
D’un point de vue normatif, l’intégration européenne est devenue moins évidente au cours des deux dernières décennies et le projet européen d’une Union toujours plus étroite s’est heurté à la résistance croissante des partis populistes, principalement (mais pas uniquement), qui mettent fortement l’accent sur le nationalisme. Cette évolution a été liée de manière causale à la nature changeante de l’intégration européenne, s’étendant encore davantage dans les domaines de la souveraineté de l’État et des pouvoirs étatiques centraux, comme ce fut le cas pour l’intégration monétaire. Il est clair que cela concerne également le domaine de la défense et il est très peu probable que la volonté politique d’approfondir l’intégration de la défense européenne soit donnée de manière univoque dans tous les États membres et en même temps, d’autant plus parce que quatre d’entre eux sont des pays neutres et non alignés.
En conséquence de cette politisation accrue, une réforme fondamentale nécessitant une modification des traités est devenue une entreprise pour le moins lourde et incertaine. L’unanimité des États membres au sein du Conseil et les procédures de ratification souvent exigeantes au sein de chaque État membre confèrent un pouvoir disproportionné à tout membre qui ne s’intéresse pas à la poursuite de l’intégration, bloquant ainsi les progrès pour toutes les autres parties.
Dans ce contexte, l’intégration différenciée s’est avérée être une voie constructive pour éviter l’impasse et le pouvoir de blocage disproportionné. La différenciation interne a également été réalisée par le biais de traités complémentaires, qui s’articulent étroitement avec le droit de l’Union européenne. C’est par exemple le cas du mécanisme européen de stabilité (MES), un dispositif de sauvegarde extrêmement importante pour la zone euro, dont la création aurait été plus difficile si elle s’était appuyée exclusivement sur le droit européen existant (ce qui aurait nécessité la modification complète des traités).
La restriction constructive des formats est également une réalité européenne au stade de la définition des priorités et de la formulation des propositions politiques. Cela est particulièrement vrai pour les mérites du moteur franco-allemand dont les compromis bilatéraux par procuration ont joué un rôle déterminant à des moments cruciaux du développement du projet européen. Par exemple, le plan de relance européen NextGenerationEU a été facilité par l’accord de la France et de l’Allemagne et par les mécanismes spécifiques de coopération et de coordination qui existent entre les deux pays. On peut s’attendre à un effet similaire en ce qui concerne la facilité des négociations sur une future union de défense dans un format réduit de moins de pays.
Les formats restrictifs peuvent présenter des avantages, même pour ceux qui ne sont pas directement impliqués, à condition qu’il y ait une ouverture en termes d’adhésion ou d’inclusion si les intérêts vitaux ne sont pas suffisamment pris en compte. La différenciation n’entraîne pas automatiquement une fragmentation sous la forme d’une « Europe à la carte », même si le risque existe.
En résumé, l’idée d’une avant-garde de défense basée sur la CED est un point de départ prometteur pour au moins deux raisons. D’une part, cela s’appuie sur un traité existant impliquant les six pays qui ont été à l’origine du projet européen et qui représente environ deux tiers des dépenses totales de défense de l’UE. D’autre part, le traité de la CED autorise explicitement l’intégration de nouveaux membres. Étant donné la sensibilité particulière à la menace d’un agresseur russe en Europe du Nord et de l’Est, et donc l’intérêt prononcé pour le renforcement des capacités de défense européennes, une union de défense plus restrictive pourrait également offrir un format constructif pour le dialogue le long de la division Est-Ouest, complétant la division Nord-Sud que la France et l’Allemagne ont utilisée pour concilier les intérêts.
Une mise en garde s’impose toutefois : Une Union européenne de la défense plus étroitement intégrée est susceptible de créer des externalités positives en termes de sécurité collective et un potentiel de menace face à un agresseur externe. En d’autres termes, les avantages d’une union de défense plus étroite ne se limiteront pas à ceux qui y participent. Il faudra donc être prudent en matière de conception institutionnelle afin de ne pas décourager d’autres États membres d’adhérer à l’union de défense.
Le fait que les États-Unis (et l’OTAN) aient joué un rôle important dans l’architecture de sécurité européenne de l’après-guerre peut avoir contribué au fait que l’intégration de la défense de l’UE soit restée plus limitée que dans d’autres domaines du pouvoir étatique central. Compte tenu de l’évolution du rôle des États-Unis sur la scène internationale, il y a de bonnes raisons de réfléchir aujourd’hui à de nouvelles formes d’intégration de la défense européenne.
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